Callum
— Jack, tu n’es pas au jeu !
Jack jette ses cartes sur la table.
— Je n’ai plus envie de jouer.
— Je croyais que c’était moi le caractériel de nous deux ?
— Désolé.
Je ramasse les cartes. Pauvre Jack. C’est presque aussi difficile pour lui que pour moi. Presque ! C’est lui qui me tient au courant de tout ce qui se passe à l’extérieur depuis mon jugement d’opérette.
Sephy a pris la parole en public, pour déclarer que je ne l’avais pas violée et que je ne méritais pas d’être pendu. Elle a clamé partout où elle le pouvait que les autorités refusaient de recevoir son témoignage en ma faveur. Et apparemment, quelques journaux nationaux commencent à discuter de ma condamnation. J’espère que pour une fois Kamal Hadley ne sortira pas blanc comme neige de cette histoire.
Dans un journal spécialisé, un éminent psychiatre a affirmé que Sephy était victime du syndrome de Stockholm, c’est-à – dire qu’elle s’était prise d’une sympathie déplacée pour ses bourreaux. Un blabla psychanalytique qui prétendait examiner à la loupe les rapports ambigus entre ravisseurs et victimes.
En ce qui concernait Sephy, c’était un tissu de bêtises. Si j’avais pu lui parler, je lui aurais demandé de ne pas chercher à me défendre. Personne au monde n’aurait pu décider les juges à revenir sur leur décision. La raison en est simple : je suis un Nihil qui avait osé tomber amoureux d’une Prima. Et pire, qui avait fait l’amour avec elle. Et encore pire : qui lui avait fait un enfant. Et elle ne semblait même pas en avoir honte.
Pauvre Sephy ! Elle n’avait jamais été capable de voir quand elle menait des batailles perdues d’avance. Je savais que je serais pendu avant même que les jurés prêtent serment.
Et aujourd’hui est mon dernier jour sur cette Terre.
Et je ne veux pas mourir.
— Il est quelle heure, Jack ?
— Six heures moins dix.
— Encore dix minutes. Juste le temps pour une petite partie de rummy …
— Callum …
Je jette les cartes.
— OK, j’ai compris. Moi non plus, je n’ai pas vraiment envie de jouer de toute façon.
Les secondes s’égrènent. Je ne veux pas passer les dix dernières minutes de ma vie dans le silence.
— Est-ce que tu t’es déjà demandé comment serait le monde, si nos positions étaient inversées ?
Jack hausse un sourcil interrogatif. J’explique :
— Que se passerait-il si les Blancs avaient le pouvoir à votre place ?
Mon ami hoche la tête.
— Je n’y ai jamais réfléchi.
Je soupire.
— Moi si. Souvent. J’ai rêvé de vivre dans un monde sans discrimination, sans préjugés, où la police serait juste, la justice équitable, le système égalitaire …
— Eh bien ! C’est une thèse ou un conte de fées ? Demande Jack sèchement.
— Comme je te l’ai dit, j’y ai souvent pensé.
— Je ne crois pas en cette société dont tu parles, Callum. Les gens sont ce qu’ils sont. Que ce soit les Primas ou les Nihils qui dirigent le monde, il ne changera pas.
— C’est ce que tu penses ?
Jack secoue la tête.
— Tu ne crois pas que ça va de mieux en mieux, qu’un jour le monde tournera rond ?
— Quand ?
— Ça peut prendre du temps.
— Mais tu crois que ça arrivera ?
— Oui, je crois.
Mais à ce moment, je serai mort depuis longtemps.
Un long silence s’installe entre nous.
J’ouvre la bouche, mais Jack parle avant moi.
— Ta copine, Perséphone Hadley, elle a essayé de venir te voir. Plusieurs fois, m’annonce-t-il d’une voix douce. Mais des ordres du gouvernement interdisaient que tu reçoives la moindre visite.
J’encaisse la nouvelle avec une pointe de regret.
— Jack, est-ce que je peux te demander un service ?
— Tout ce que tu veux.
— Ça pourrait te créer des ennuis.
— Ma vie monotone a besoin d’un peu de piment.
Je souris avec gratitude.
— Peux-tu essayer de faire passer une lettre à Sephy ?
— Perséphone Hadley ?
— Oui.
— D’accord.
Jack prend l’enveloppe que je lui tends. Je lui serre le poignet.
— Tu dois la lui remettre en mains propres.
— C’est promis.
Je le lâche et je le regarde glisser l’enveloppe dans sa poche. J’appuie mon dos contre le mur frais. J’ai encore tant à accomplir, tant à découvrir. J’aurais aimé revoir Maman. Juste pour lui dire à quel point j’étais désolé. Dieu seul sait combien d’épreuves elle a traversées. Son mari est mort. Meurtre ou suicide, au choix. Sa fille est morte dans un « accident ». Son plus jeune fils va être pendu à cause de sa bêtise, et son fils aîné a disparu et est recherché mort ou vif.
Pauvre Maman.
Elle n’a pas mérité ça.
Mes pensées vagabondent à présent.
Où est Jude ? Il me manque. J’aimerais savoir s’il va bien. Est-il en sécurité quelque part, ou en prison lui aussi ? A-t-il repris contact avec Morgan ? A-t-il trouvé un moyen pour démasquer Andrew Dorn ? Un article dans le journal, ce n’était pas suffisant. Dorn devait payer pour tout ce qu’il avait fait. Jude trouverait-il un moyen ?
Je ne le saurai jamais.
Et Sephy, que pense-t-elle de moi, maintenant ? A-t-elle gardé notre enfant ? Je suis sûr que son père et sa mère ont tout fait pour la convaincre de s’en débarrasser. Peut-être que c’est déjà fait. Ce dernier moment que nous avons passé dans la roseraie a été si court. J’avais tant de choses à lui dire. Tant de choses que je vais devoir taire à jamais.
Si seulement je pouvais la voir une dernière fois, rien de tout ça n’aura été inutile.
La serrure de la porte de sécurité cliquette. Jack se lève brusquement et reprend son poste devant ma cellule.
Nous y sommes. J’enfile mon T-shirt. Des gouttes de sueur roulent sur ma peau.
Je ne veux pas mourir …
Le directeur Giustini me demande d’un air sombre :
— Avez-vous une dernière volonté ?
— Qu’on en finisse rapidement.
Ma voix tremble. Je ne dois pas craquer.
Mon Dieu, si vous existez, empêchez-moi de m’effondrer …
Je ne prononcerai plus un mot.
Ne leur montre pas à quel point tu es terrifié, Callum. Ne leur montre pas que tu meurs d’envie de tomber à genoux et de les supplier de te laisser la vie. Ne leur montre pas …
— Mets tes mains dans ton dos, me demande Jack.
Je le regarde. C’est étrange. Ses yeux sont brillants. J’essaie de le réconforter d’un bref sourire. En remerciement de sa compassion. Puis je me retourne, les mains dans le dos, pour qu’il me passe les menottes.
— Désirez-vous un prêtre ou un autre conseiller spirituel ? Me demande Giustini.
Je secoue la tête. Je ne croyais pas en Dieu de mon vivant, alors il me semble hypocrite de réclamer de l’aide de ce côté maintenant …
De mon vivant …
Je ne suis pas encore mort. Pas encore. Chaque seconde compte. J’ai encore un peu de temps. Je peux garder espoir. Espoir jusqu’à la fin. Les miracles, ça existe. Giustini ouvre plus grand la porte de ma cellule et sort. Je le suis. Nous sommes accompagnés de deux gardiens que je n’ai encore jamais vus. Jack marche à mes côtés.
— Tu t’en sors super bien, me murmure-t-il. Sois fort. Ça ne sera plus long, maintenant.
Nous remontons l’interminable couloir. Je n’avais jamais pris cette direction. Les rayons du soleil matinal traversent les fenêtres et dansent devant moi. Les grains de poussière s’agitent en tous sens. Qui aurait pu croire que de la poussière pouvait être aussi jolie ? Je marche le plus lentement possible. Je me repais de chaque image, de chaque son. Pour que chaque instant dure une éternité.
— Bonne chance, Callum !
— Crache-leur à la gueule, Callum !
— Au revoir Cal !
Des prisonniers crient sur mon passage. J’ai envie de me tourner vers eux, d’observer leur visage, mais ça me prendrait trop de temps. Et le temps est ce qui me manque le plus. Je garde les yeux fixés devant moi. Au bout du couloir, une porte à deux battants est ouverte. C’est une journée idéale. Nous sortons. Je m’arrête brusquement.
Des visages. Une mer de visages devant moi. Encore plus que le jour de l’exécution de mon père. Des Primas qui sont venus assister au spectacle. Mais j’ai le soleil en face et je suis obligé de plisser les yeux. Et puis l’échafaud se dresse devant moi. Le nœud coulant se balance doucement dans la brise matinale.
Ne regarde pas cette corde.
J’ai envie de pleurer.
Mon Dieu, ne me laissez pas pleurer.
Mon Dieu, ne me laissez pas mourir.
Giustini et les gardiens se placent de chaque côté de l’échafaud. Jack me mène devant les marches. Je monte. Il suit.
— Pardonne-moi, Callum, murmure-t-il.
Je me tourne vers lui.
— Ne sois pas idiot, Jack. Tu n’as rien fait.
— Toi non plus, repartit Jack.
Je lui souris.
— Merci pour ça.
Nous sommes en haut de l’échafaud à présent ; la corde est à deux pas. Dessous, il y a une trappe. Je jette un œil vers le directeur. À côté de lui, un Nihil aux cheveux blonds, vêtu d’un costume noir, a posé sa main sur un levier. Le levier qui actionne la trappe.
Je ne veux pas mourir.
Il y a toujours du temps. Encore de l’espoir.
J’examine chaque visage dans la foule. Mais je ne la vois pas. Si seulement je pouvais la voir une dernière fois. Où est – elle ? Est-elle venue ? Sephy. Et mon enfant que je ne verrai jamais. Que je ne serrerai jamais contre moi. Que je ne connaîtrai pas.
Est-elle venue ?
Mon Dieu, s’il vous plaît …
— Je dois te mettre la cagoule maintenant, Callum, me prévient Jack d’une voix douce.
— Je n’en veux pas.
Comment la retrouver avec une cagoule sur la tête ?
— Tu n’as pas le choix. C’est le règlement, s’excuse Jack.
Il commence à me passer la cagoule. Je le repousse. Je n’essaie pas de fuir, je veux juste la voir. Une dernière fois. La cagoule me tombe sur le visage. Je ne vois plus rien. Jack me tire par le bras et m’approche de la corde.
Mon Dieu, je vous en supplie, je ne veux pas mourir …
Sephy …
Je pleure.
À présent, je suis content d’avoir la cagoule.
CALLUM, JE T’AIME …
Attendez …
JE T’AIME, CALLUM, ET NOTRE ENFANT T’AIMERA AUSSI. JE T’AIME CALLUM. JE T’AIMERAI TOUJOURS …
La corde est autour de mon cou. Mais je l’entends. Je l’entends …
Elle est là. Elle est venue.
JE T’AIME, CALLUM …
Merci, mon Dieu, merci …
JE T’AIME AUSSI, SEPHY …
Est-ce qu’elle m’entend ?
JE T’AIME SEPHY, JE T’AIME, SEPHY …
Attendez, s’il vous plaît, attendez … Encore un instant …
JE T’AIME, CALLUM …
SEPHY, JE T’AI …
Sephy
La trappe s’est ouverte.
Je crie de toutes mes forces.
JE T’AIME, CALLUM.
Il tombe comme une pierre. Les mots meurent sur mes lèvres.
Plus un bruit. Seul le grincement de la corde qui frotte contre la potence. Le balancement de Callum.
M’a-t-il entendue ? Je ne le sais pas. Oui, il m’a sûrement entendue. A-t-il crié qu’il m’aimait ? Mon imagination m’a-t-elle joué des tours ? Je ne suis sûre de rien. Je ne sais pas.
Mon Dieu, faites qu’il m’ait entendue.
S’il vous plaît.
S’il vous plaît.
Si vous existez.
Quelque part.